III
« Si on ne renvoie pas Fernando del Guiz pour négocier la capitulation, déclara avec regret Cendres à Olivier de La Marche, Gélimer va trouver ça suspect. »
Le soleil de la Saint-Étienne se couchait dans un flamboiement rouge vineux. La neige tombait avec le crépuscule, de petits flocons plongeant dans le vide noir. Cendres ferma les volets de la fenêtre des appartements ducaux. Elle appuya un instant son front contre le bois glacé, écoutant à l’intérieur d’elle.
« … PETITE OMBRE, QUI DEVIENDRA BIENTÔT COMME LES AUTRES OMBRES. UN FANTÔME ; UNE CHOSE QUI N’A JAMAIS EXISTÉ. PAS MÊME UN RÊVE… »
Leur puissance l’aspirait, comme un courant dans un fleuve rapide. Son front se réchauffa et devint moite sous l’effort de sa résistance. Un sourire lui remonta les commissures des lèvres tandis qu’elle se redressait. « Vous n’abandonnez jamais, hein ?
— SENS COMME NOTRE PUISSANCE GRANDIT…
— BIENTÔT, MAINTENANT. BIENTÔT. »
Elle ignora sa peur, retraversant toute la chambre vide.
« Pas si quelqu’un de rang suffisamment élevé y va à sa place, déclara Olivier de sa place à côté de la cheminée. C’est mon devoir d’y aller. Je suis de Bourgogne, capitaine général.
— C’est vrai. Mais Gélimer sera tout à fait capable de torturer un émissaire pour s’assurer qu’il dit la vérité. Je le sais, de première main. » Cendres adressa au champion de Bourgogne un regard ferme. « Il y a des gens qui en savent trop, maintenant, sur ce que nous envisageons de faire. Vous êtes l’un d’eux ; moi aussi. Nous n’irons pas. La logique serait d’envoyer Fernando. »
Sauf qu’il va vouloir parler à sa sœur la duchesse avant de partir.
Visiblement, cette pensée était venue à l’esprit de La Marche comme au sien propre, et à celui d’Anselm. Même ici, aucun d’eux ne l’exprima. Cendres regarda de l’autre côté de la chambre ducale la silhouette en hennin matelassé, voile et robes de brocart. Sa bouche tremblota.
« Je pense qu’il vaudrait mieux que Fernando ne parle pas à la duchesse. »
Près de la dernière fenêtre dont les volets étaient ouverts, Dickon de Vere regarda en bas les ténèbres qui dissimulaient les toits de Dijon, avec la même expression qu’il avait arborée depuis qu’il avait répondu, d’une voix horrifiée, à John de Vere : Vous voulez que je porte quoi ?
« Éteignez la lampe ou fermez ce volet ! » gronda Robert Anselm à l’adresse du jeune Anglais, et, quand Dickon tourna vers lui une expression incrédule, il ajouta : « Vous tenez à leur offrir une belle lumière brillante comme cible, mon garçon… votre altesse ? »
Dickon de Vere chercha autour de lui des serviteurs, découvrit qu’il n’y en avait aucun, et tendit maladroitement le bras pour dore le volet. Anselm donna une tape sur son épaule couverte de velours, en bon compagnon, tandis qu’il revenait près du feu.
« Écoute, patronne. » Anselm jeta un coup d’œil vers Cendres. « Gélimer sait que tu en veux à ton époux. Fais pendre Fernando. Envoie dehors quelqu’un d’autre… avec le corps. Fais dire au roi-calife que tu as réglé une affaire de famille. Si Fernando est mort, il ne risque pas d’aller raconter n’importe quoi. Et celui que tu enverras pourra bien négocier la capitulation.
— Je ne veux pas qu’il meure. »
Cela sortit avant qu’elle y eût réfléchi. Anselm lui jeta un regard d’une grande impassibilité. La Marche, qui ne le remarqua pas, se contenta de hocher la tête et de dire : « C’est le frère de madame la duchesse ; je répugne à le mettre à mort sans qu’elle en ait donné l’ordre. »
Je suppose que c’est une façon de considérer les choses.
« Et si nous l’emprisonnions ? » commença-t-elle.
Anselm l’interrompit. « Si tu flanques le frère Fernando del Guiz dans un cachot, ça va jaser. Très probablement, nous aurons un informateur qui réussira à descendre là-bas et qui l’entendra raconter qu’il n’a pas vu sa sœur ces derniers temps. Et là, on se retrouve aussitôt dans la merde. » Il pointa un doigt vers Cendres. « Peu importe ce que le toubib pourrait dire. Fais-le tuer. »
La froidure fendait la piètre chaleur du feu. Cendres étira des membres qui s’ankylosaient et se déplaça pour marcher un peu sur le plancher nu, dont le grincement était le seul bruit perceptible.
« Non.
— Mais, patronne…
— Apportez-moi ses habits de prêtre, dit Cendres. Ce ne sont pas les morts qui nous font défaut. Pas vrai, Roberto ? Trouve un corps qui ait à peu près sa taille, et mets-lui les habits. Flanque-le dans une cage. Accroche la aux remparts de la ville : je veux que ça ait l’air d’être un homme en train de crever de faim. Celui qu’on enverra en émissaire pourra montrer à Gélimer que j’ai réglé mes comptes avec mon ex-mari… »
Elle plissa les yeux.
« Tu ferais bien de lui abîmer un peu la figure. Je ne serais pas étonnée qu’ils aient un engin golem capable de distinguer un visage à quatre cents mètres de distance. »
Olivier de La Marche hocha la tête. « Et quant à Fernando del Guiz lui-même ? »
Cendres cessa ses va-et-vient. Elle redressa la tête. « Placez-le avec les prisonniers. Mettez-le avec Violante et Adelize, et la Faris. La Faris aurait bien l’usage d’un confesseur… et c’est le seul prêtre arianiste dont nous disposions. »
Qu’il ait donc une chance de lui parler.
Robert Anselm ne dit rien, se bornant à hocher sèchement la tête, mais elle intercepta un coup d’œil auquel elle se refusa de réagir. Au bout d’un moment, il demanda : « Alors, qui vas-tu envoyer là-bas dehors pour se faire couper les bal-loches ? »
Cendres tapota des doigts contre sa cuisse en armure. « Dans l’idéal, quelqu’un d’assez haut rang et qui ne connaisse rien à l’aspect militaire de la situation ici. »
Olivier de La Marche claqua des doigts : « J’ai trouvé ! Le vicomte-maire. Folio.
— Richard Folio ? » Cendres y réfléchit.
La Marche, avec le mépris du chevalier pour un homme qui ne combat pas pour le plaisir, ou, au moins, pour l’honneur, haussa les épaules. « Pucelle, n’est-ce pas évident ? C’est un civil. Plus important : c’est un froussard crédible. Si nous lui disons que nous capitulons, il négociera en toute bonne foi que nous le faisons. »
Voilà bien un noble qui parle.
« Vous voulez dire qu’il ne manquera à personne ? » demanda Cendres et, surprise, elle ressentit un certain remords à l’idée de transformer l’homme en leur bouc émissaire.
« Sortir à pied fera beaucoup de bien à ce gros porc ! » commenta Robert Anselm, accompagné par le rire de La Marche et une grimace de Dickon de Vere.
D’un côté, Richard Folio est un faiseur d’histoires, prétentieux et pompeux. De l’autre, il est maire ; c’est un civil, avec une famille toujours en vie ; nous ne devrions pas perdre nos gens, si pénibles puissent-ils être…
Ne t’inquiète pas trop de le sauver, simplement parce que tu ne l’aimes pas.
« Parmi les gens de ce rang, dit-elle à haute voix, je suppose qu’il est le moins susceptible de révéler à Gélimer des informations utiles. Olivier, voulez-vous faire régler par un de vos hérauts une entrevue entre Folio et… Sancho Lebrija, je suppose, de leur côté ? »
La Marche hocha la tête, se leva et se dirigea vers la porte.
« Où… » Cendres tapotait des doigts sans trêve et reprit ses allées et venues, arpentant toujours, ignorant les trois hommes dans la pièce. « Où ? Mais où se trouve Gélimer ? »
« Tu l’as eu », dit Cendres.
Elle n’avait pas besoin que le Gallois ouvre la bouche. L’expression de satisfaction qu’arborait Euen Huw lui apprit tout. Les deux frères Tydder qui l’accompagnaient, Simon et Thomas, en tuniques wisigothes crasseuses couvrant des cottes de mailles, paraissaient tout autant contents d’eux-mêmes.
« Vous aviez leur tour de garde au petit poil, patronne. Et qui peut s’apercevoir qu’il y a un lancier de plus ? Il vit vraiment dans le confort, ce gars-là, commenta Euen Huw. Mieux que vous, patronne. Il a plein d’esclaves, vous voyez ? Et des hommes de pierre, et je ne sais quoi, encore. Et des braseros, aussi. Assez chauds pour vous fondre la peau sur la gueule. Première fois que j’ai chaud depuis qu’on est arrivés ici. »
Cendres se pinça l’arête du nez et le regarda.
« On l’aurait eu, si on avait pu. » La frustration du Gallois était claire. « Vraiment de la haute sécurité. Je suis sûr qu’il se fait accompagner de douze types rien que pour aller chier ! Ça nous a pris pas mal de temps juste pour s’approcher suffisamment et établir que c’était lui.
— L’arc ? L’arbalète ? L’arquebuse ?
— Nan. Je vois bien pourquoi les gars qu’on a envoyés ont pas pu l’atteindre. L’unité qu’il a autour de lui, c’est des balaises. Faut pas s’amuser à tripoter une arme quand ils sont dans les parages.
— Et c’est où, ça ? demanda Cendres.
— Ici », répondit Euen Huw, en cherchant fébrilement dans sa bourse de cuir.
Pas au sud, pria-t-elle. Faites que je ne doive pas l’attaquer en franchissant une rivière. Même gelée.
Les mains noires de crasse d’Euen étalèrent un papier devant elle. Les Tydder se pressèrent à ses côtés. Il laissa courir son doigt sur les traits au charbon qui délimitaient la ville, et les rivières à l’est et à l’ouest, et la vallée ouverte au nord. Les lignes des campements wisigoths furent ajoutées, désormais bien définies en noir. Euen Huw tapota du doigt le papier.
« Il se trouve là, patronne. À peu près à un kilomètre au nord de la porte nord-ouest. En amont de nous, sur notre berge de la rivière. Il y a un pont, là, derrière leurs lignes. Ils ne l’ont pas détruit, je suppose qu’il s’est installé là-bas pour pouvoir le franchir et se carapater, en cas de problèmes.
— Ouais, il dispose de routes qui partent vers le sud et l’ouest, s’il franchit le pont…
— Sauf qu’on va pas le laisser faire. »
Cendres se permit d’adresser un sourire au Gallois. « On va devoir être foutrement rapides pour l’arrêter. Beau travail, Euen, les gars. Très bien. J’ai besoin que d’autres sortent le tenir à l’œil… Faites gaffe, ses harifi ont eu assez de temps pour changer les tours de garde. Je dois absolument être informée au cas où le roi-calife Gélimer déplacerait sa maison. »
La journée du 27 décembre s’écoula. Une douzaine de fois par heure, Cendres ressentait l’absence de John de Vere : pour ses conseils, son tempérament égal et son assurance.
L’absence de Floria del Guiz la taraudait comme une dent arrachée.
« Activité dans le camp ennemi. Ils déplacent les hommes, rapporta Robert Anselm.
— Est-ce qu’ils ont donné une réponse à notre héraut ?
— Folio est toujours en train de discuter, là dehors, répondit Anselm d’une voix mesurée. Plus longtemps nous laissons traîner et plus le roi-calife peut couvrir de faiblesses.
— Je sais. Mais nous savions qu’il faudrait du temps pour tout mettre en place. Nous devons les prendre par surprise : faire une sortie et enfoncer leurs lignes jusqu’à Gélimer. Toute tentative qui n’accomplira pas ça sera inutile. »
Elle couvrit vingt fois la distance intérieure entre les remparts de Dijon, au cours de la journée, écoutant les rapports, donnant des ordres, conférant avec La Marche et Jonvelle. Lorsqu’elle se reposa enfin, pendant une heure dans l’après-midi, elle se redressa aussitôt, la tête noyée de bruit.
« SENS COMME LE FROID AUGMENTE, PETITE OMBRE. SENS COMME NOUS PUISONS AU SOLEIL. »
Dans le bref crépuscule à la fin de la journée du 27 décembre, le héraut bourguignon désigné traversa d’un pas lourd la boue dure comme fer entre le camp wisigoth et Dijon.
Richard Folio revint enfin vers Cendres, qui attendait avec Olivier de La Marche dans la salle d’audience du palais, entourés par les marchands et les négociants silencieux de Dijon. La duchesse voilée siégeait en silence sur le grand trône en chêne des princes Valois.
On escorta Folio à son entrée à travers les réfugiés qui se pressaient dans les rues au-dehors. Les yeux cernés de blanc, amaigris par la faim, aux toutes dernières extrémités du désespoir, ils étaient peu, maintenant, à ne pas porter une guisarme ou une fourche ou, à défaut d’autre chose, un bâton ferré.
« Eh bien ? » demanda La Marche, comme sur la demande de sa duchesse.
Richard Folio prit un moment pour arranger sa chaîne de vice-maire par-dessus sa cotte et reprendre son souffle. « Tout est arrangé, messire. Nous rendrons les armes demain, au seigneur commandant ka’id Lebrija. Il veut que sortent d’abord tous les seigneurs et potentats de la ville, désarmés, sur le terrain vide devant la porte nord-est. Ensuite, les combattants, désarmés, par groupes de vingt à la fois, pour être emprisonnés par les Wisigoths. »
Cendres entendit La Marche demander : « Ne garantit-il pas notre sécurité ? », mais elle n’écoutait plus. Elle regarda Robert Anselm, Angelotti, Geraint ab Morgan, Ludmilla Rostovnaya, les centeniers bourguignons. Tous avaient la mine de gens qui reçoivent des nouvelles attendues, quoique peu réjouissantes ; il y avait même un léger semblant de soulagement.
« La capitulation est fixée à la quatrième heure de la matinée, demain », acheva Folio, les orbites noircies par les ombres et la tension. « Aux dix coups de l’horloge. Allons-nous accepter, messires ? N’y a-t-il vraiment aucune autre solution ? »
Cendres, visage impassible, ignora ce dernier reproche et fut juste capable de songer : Bon, d’accord. On y est.
« Angeli, dit-elle. Trouve-moi Jussey. Nous savons maintenant à quelle heure nous commençons. »
À complies[64], il faisait trop froid pour qu’il neige. Cendres, avançant maladroitement sur des pavés scintillants de givre, revint dans la cour de la tour de la compagnie, et se retrouva au sein d’une masse compacte d’hommes prêts pour l’inspection d’équipement préliminaire à la bataille.
Au mur, les torches brûlaient en fumant dans l’air glacial. Cendres claqua des mains, engourdies sous leur plate de métal. Un moment, elle se sentit intimidée par ces foules d’hommes et de femmes, grands et massifs sous leur armure. Elle inspira une goulée d’air froid, se fraya un passage dans la cour et commença à les saluer.
Il y avait là des hommes en petits groupes et en blocs ; un bourdonnement de conversations montait dans l’air de la nuit. Les chefs de lance vérifiaient les soldats qu’ils avaient eu la responsabilité de recruter. Cendres discuta avec des fantassins, des archers, des sergents, des hommes d’armes et des écuyers, dont elle connaissait au moins le prénom. Et elle s’écarta une fois la vérification achevée quand on les confia aux autres sergents, qui les regroupèrent au fond de la cour en plus grands ensembles d’hommes : tous les coutiliers ensemble, tous les archers et les arquebusiers de même. Des cris et des ordres gueulés résonnaient contre la vaste surface de muraille de la tour.
Elle circula parmi eux, la bannière et l’escorte signifiant qu’elle avait toujours devant elle un chemin dégagé, et elle parla aux guisarmiers et aux troupes à missiles, pour écouter leur enthousiasme brillant, exalté ; la plupart étaient éméchés.
Qu’est-ce qui me manque ? se demanda-t-elle subitement. Et puis : Les chevaux !
Il n’y a pas de bruit de sabots sur les pavés. Pas d’acier qui sonne en provenance des destriers caparaçonnés ; pas même des chevaux de bât, ou des mulets. Tous sont partis aux cuisines de la compagnie, désormais, d’où s’exhale un fin filet d’arôme : les dernières rations avant le matin.
« Henri Brant a mis de côté quelques barriques de vin », annonça-t-elle, le froid de l’air faisant s’érailler sa voix dans sa gorge. « Vous en aurez tous, à l’aube. »
Un vivat monta de ceux qui étaient assez près pour entendre.
En arrivant à l’entrée de l’armurerie, Cendres éleva la voix. « Jean.
— C’est presque fini, patronne ! » Jean Bertran grimaça un sourire dans la rouge clarté de la forge. Derrière lui, un dernier sursaut d’énergie frénétique faisait résonner un fracas de coups de marteau, contre les murs, dans l’ombre, où pendaient les outils. Deux apprentis assis fabriquaient des fers de flèches à une cadence de travailleurs à la chaîne.
Assourdie par les martèlements, Cendres resta là, à savourer un moment la chaleur contre son visage. Devant une enclume, un des armuriers redressait un plastron enfoncé ; du métal luisant jaillissaient des étincelles brillantes. Son bras nu aux muscles proéminents se pliait, luisant de sueur et de crasse, pour abattre le marteau avec habileté, puissance et précision. Elle a une brève vision anticipée de ce bras et de cette épaule musclés en train de se plier, de soulever et d’abattre des armes sur le visage d’un soldat wisigoth. Peut-être, dans quelques heures.
À la porte de la tour, elle renvoya son escorte d’archers vers la chaleur relative de la salle de garde et descendit d’un pas malaisé les marches de pierre menant au rez-de-chaussée.
La puanteur de la merde lui fit cligner les paupières, la poussant à retirer ses gantelets pour se frotter les yeux. Blanche s’avança dans la pénombre éclairée de lampes. Une meute d’enfants se pressait dans ses jupes. Cendres, procédant à un recensement rapide, jugea : La plupart des gosses du train de bagages, et leur adressa un hochement de tête.
« Je les occupe à faire les bandages », chuinta Blanche d’une voix essoufflée. Comme les hommes au-dehors, elle avait le visage creusé sous les pommettes, et des ombres creusaient les orbites de ses yeux. « Tous les hommes capables de marcher sont sortis d’ici, même si c’est avec un poignet ou une épaule bandés. Je ne peux rien pour les autres. Le puits est en train de geler : je n’ai même pas d’eau pour eux. »
Les alignements de paillasses s’étiraient dans la pénombre. Plus de vingt-quatre heures, à présent ? Cendres essaya de recenser les cas de dysenterie. Trente, trente et un ?
« Tchéky est mort », ajouta la femme.
Cendres suivit son regard. Près du mur, un autre homme sombre, mince et vigoureux enveloppait le petit Hongrois dans quelque chose… de la toile de sac déchirée, identifia-t-elle, en guise de linceul improvisé.
« Sors pour le rassemblement quand tu en auras terminé ici, dit-elle. Tu auras ta chance demain. »
L’homme noua le tissu, étendit à nouveau le corps et se redressa. Des larmes marquaient ce qu’on voyait de son visage entre ses longs cheveux et sa moustache. Il dit quelque chose ; seuls les mots tuer salopards Wisigoths ! furent intelligibles dans son discours, et il partit en chancelant vers la volée de marches.
« Donne-leur tout le confort que tu pourras. Mais nous avons besoin de l’eau pour ceux qui combattent. » Cendres regarda les corps prostrés des malades de la fièvre. « S’il y en a qui se sentent subitement guérir, envoie-les dehors. »
Avec un demi-sourire, Blanche secoua la tête. « J’aimerais bien que ce soient des simulateurs. »
Remontant dans la salle de l’entrée, Cendres la trouva bondée : il y avait Euen Huw, Rochester, Campin, Verhaecht, Mowlett et une douzaine d’autres.
« Voyez avec Anselm et Angeli : ils arrangeront ça ! » Elle se força un passage devant des visages familiers pour gravir l’étroit escalier de pierre jusqu’au dernier étage. Là, un des gardes écarta la courtine de cuir. Le page aux cheveux en brosse vint la débarrasser de son manteau, de son capuchon, de sa hauque et de son épée.
« Vous retirez l’armure, patronne ? demanda-t-il.
— Ouais. Rickard va s’en charger. J’aurai besoin de m’armer de nouveau avant laudes. » Elle hésita, baissant le regard vers le garçonnet ; une dizaine d’années, supposa-t-elle. « Tu t’appelles comment, déjà ?
— Jean.
— Très bien, Jean. Tu me réveilles une demi-mesure de chandelle avant laudes. Fais venir les autres pages, de la nourriture, et de la lumière. »
Il la regarda par-dessus la pile de laine, de peau de mouton et d’armes humides et crottées qu’il avait sur les bras. « Oui, patronne ! »
Elle ferma brièvement les paupières alors qu’il s’en allait, écoutant ses pas sur les marches de pierre, et une remarque à demi audible des gardes. Une seconde, elle vit clairement à quoi ressemblerait son visage, une fois fendu en biais par la lame, large d’une paume, d’une guisarme.
« Patronne. » Rickard s’écarta de la cheminée du dernier étage, où couvait un feu réduit à des charbons ardents, avec une quantité misérable de poutres et de bois de chauffage récupérés, mis à sécher en pile à côté.
Il trancha les aiguillettes cirées qui retenaient ses épaulières, et elle ferma à nouveau les yeux, cette fois-ci sous l’effet de la fatigue. Elle sentit les mains de Rickard déboucler et soulever le poids des fines plates d’acier, comme autant de quartiers de roc dont il soulageait sa chair. Tandis qu’il lui enlevait cuissards, grèves et solerets, elle étira les jambes ; et avec le retrait de sa cuirasse et de ses canons d’avant-bras, elle s’étira comme pour faire craquer tous les muscles de son corps, avant de reprendre sa posture stable, les pieds à plat.
« Ça aura besoin d’être nettoyé », dit-elle tandis que Rickard commençait à accrocher les pièces sur la forme. « Fais ça en bas.
— Trop de bruit pour dormir si je fais ça ici, patronne ? »
Il était plus grand qu’elle, désormais, s’aperçut Cendres, d’une demi-largeur de paume. Elle se retrouva en train de lever légèrement la tête pour le regarder dans les yeux.
« Demande à Jean de commencer l’armure. Viens à Saint-Étienne avec moi. »
Les instructions sortaient automatiquement, maintenant ; elle ne s’écouta pas lui expliquer ce qu’elle voulait. Les grands chevrons rouges et jaunes peints sur les murs émergeaient obscurément à travers la pénombre, et la fumée des lampes lui irritait le fond de la gorge.
« Veille à ce qu’on ne me dérange pas », ajouta-t-elle, et elle nota qu’il lui adressait un sourire immense, surexcité dans la pauvre lumière, avant de tourner les talons pour emporter le harnois milanais dans un recoin de la salle principale.
Il est trop jeune pour ça. Trop jeune pour demain. Bordel, on est tous trop jeunes pour demain.
Elle ne se donna pas la peine de changer de gambison et de haut-de-chausses, se souciant peu des aiguillettes qui pendaient de ses inserts de maille. Endossant sa plus vieille cotte bordée de fourrure par-dessus, elle approcha de la cheminée les lampes sur leurs piédestaux de fer, s’accroupit et tisonna les braises avec un morceau de bois, jusqu’à ce qu’une flamme plus ardente se réveille.
L’odeur rance de sueur qui émanait de son corps lui devint apparente quand elle eut moins froid. Elle gratta les piqûres de puces sous son justaucorps. Cesser de bouger la rendait somnolente. J’ai parlé jusqu’à en avoir le vertige, songea-t-elle. Elle avait l’impression que ses pieds bottés continuaient à battre les dalles, les marches de pierre, les pavés. Avec un grognement, elle s’assit sur la paillasse qu’un des pages avait tirée près de l’âtre, et enfonça des doigts encore engourdis dans le cuir raide et froid de ses bottes, pour les retirer l’une après l’autre. Son haut-de-chausses, noir jusqu’au genou, puait l’ordure.
Et tout cela peut disparaître en un instant… Chaque odeur, chaque sensation, le moi qui pense ceci…
Elle tendit le bras vers la coupe en terre cuite laissée couverte près du feu, et en huma le contenu. De l’eau croupie. Avec peut-être une très légère teinture de vin. S’apercevant, maintenant, à quel point elle avait la bouche sèche, elle la vida, et passa sa manche de justaucorps contre sa bouche.
« Patronne », lança avec bonne humeur une voix d’homme, depuis la porte.
Elle détourna les yeux du feu. Même cette pauvre lumière la laissa aveugle dans la salle obscure. Elle reconnut la voix d’un des gardes : un des archers italiens de Giovanni Petro.
« Laisse-la entrer.
— D’accord, patronne. » Et en italien, avec grossièreté : « Saignez-la à blanc, cette salope, patronne ! »
Un vent froid entra comme un coup de faux, tandis que le rideau de cuir s’écartait, puis retombait. Elle tendit la main vers sa ceinture, à l’endroit où Rickard l’avait déposée, et la boucla avec lassitude autour de sa taille, par-dessus sa cotte. La poignée de sa dague, polie par l’usage, vint se loger proprement sous sa paume.
Une voix de femme, venue de la direction de la porte, demanda : « Cendres ? Pourquoi veux-tu me voir ?
— Par ici. Il fait plus chaud par ici. »
Le parquet de chêne grinça. Cendres entendit cliqueter le métal. Une forme humaine entra en trébuchant dans la pauvre illumination des lampes et du feu. Le choc du métal contre le métal se fit à nouveau entendre, tandis que la silhouette levait les mains pour repousser son capuchon, et devenait, à la lumière, la Faris, poignets et chevilles cerclés de lourdes menottes de fer, reliées entre elles par de courtes chaînes, forgées grossièrement.
La lumière du feu posa du rouge sur ses joues encore rebondies, avec cette chair qu’apportent des rations correctes, et se refléta dans ses yeux.
Cendres indiqua en silence le sol à côté d’elle. La Wisigothe regarda autour d’elle et préféra s’asseoir avec précaution sur un lourd coffre bardé de fer qui se dressait de l’autre côté de l’âtre.
Cendres faillit protester, mais elle sourit : « Fais donc. Si tu arrives à y trouver autre chose que des araignées, je te le donne de grand cœur !
— Quoi ?
— C’est mon coffre de guerre », répondit Cendres. Elle regarda la femme assise, les reflets sur les chaînes de fer. « Non que l’argent servirait à grand-chose, en ce moment. Y a rien à acheter. Et même dans ma période faste, je n’ai jamais gagné suffisamment pour graisser la patte du roi-calife ! »
La Faris ne sourit pas. Elle jeta un nouveau coup d’œil par-dessus son épaule, dans les vastes ténèbres de la salle. Les murs et les solives étaient invisibles, à présent, et l’on ne devinait l’existence de fenêtres dans les alcôves derrière les couloirs d’accès que lorsque le vent secouait les volets.
« Pourquoi me parles-tu ? » demanda-t-elle.
Cendres éleva la voix. « Paolo ?
— Oui, patronne ?
— Fous-moi donc le camp, va sur l’autre palier. Je ne veux pas être dérangée.
— D’accord, patronne. » Le rire de l’archer sortit du noir. « Prévenez-nous, les gars et moi, quand vous en aurez terminé avec elle… On a quelque chose pour elle ! »
L’air glacial lui cuit le visage, une sueur froide perle sous ses bras. Le souvenir de voix d’hommes au-dessus d’elle, exactement le même ton méprisant, fait courir des frissons sur tout son corps.
« Vous allez la traiter comme un être humain, sinon je vous fais écorcher le dos : c’est bien compris ? »
Il y a un silence perceptible avant le : « Oui, patronne » sans réserve de l’archer.
Lentement, son système nerveux s’apaise. Elle a des souvenirs d’impuissance plus profonds que cette geôle de Carthage, mais elle se refuse à y penser. Pas maintenant.
En écoutant avec attention, Cendres entend ses pas descendre la spirale de l’escalier de pierre.
Elle ramena son regard vers la Faris.
« Tout ce que tu peux me dire, je l’ai dans les rapports de La Marche. Tu es ici, parce que lui, je ne peux pas lui parler. » Elle indiqua l’endroit où s’était tenu Paolo. « Ni à Robert. Ni à Angelotti. Ni à personne, dans la compagnie. Pour la même raison que je ne peux pas parler à La Marche, ni à cet évêque bourguignon. La confiance est… une chose précaire. Alors, il y a… »
Florian est partie. John de Vere est parti avec elle.
Godfrey est mort.
« … il y a toi.
— N’avons-nous pas assez discuté ? »
L’intensité du ressentiment dans la voix de la femme, avec son accent, la surprit. Cendres tendit la main parmi les coupes en terre cuite et les écuelles de bois, à la recherche de nourriture ou de boisson qu’on aurait pu laisser à l’attention du commandant en chef bourguignon. Au toucher plus qu’à la vue, elle identifia une flasque en terre cuite remplie de liquide, et la ramena dans la clarté du feu.
« Nous n’avons jamais discuté. Pas toi et moi. Pas sans qu’il se passe autre chose. »
La Wisigothe se tenait parfaitement immobile. Une cotte élimée couvrait un justaucorps et un haut-de-chausses qui n’étaient pas à sa taille, et elle avait les mains blêmes de froid. Comme si elle prenait conscience du regard de Cendres, elle tendit avec prudence ses doigts vers la chaleur du feu.
« Tu aurais dû me tuer », dit-elle enfin, cette fois-ci en latin de Carthage.
Cendres versa de l’eau croupie dans des coupes en bois d’une propreté relative, et s’agenouilla à côté du foyer pour en proposer une à la Faris. Celle-ci la considéra une longue minute avant de tendre ses deux mains réunies, d’un geste que le poids des maillons de fer rendait maladroit.
« Et la duchesse, ton homme-femme, ajouta la Faris, elle devrait te tuer, à présent.
— Je sais », répondit Cendres.
La sensation de se comporter comme si Florian était toujours en ville la déconcertait étrangement.
La lampe vacilla et commença à exhaler une fumée noire plus épaisse. Cendres, répugnant à appeler un page, voulut se lever, fit la grimace à cause des raideurs dans ses muscles, et traversa la salle en boitillant pour trouver une autre lampe à suif et l’allumer devant l’âtre. Même à un mètre des flammes, le froid était glaçant.
La clarté du feu donnait aux cheveux coupés court de la femme des reflets d’or roux, et non d’argent. Comme pour les miens, sans doute, pensa Cendres. La même clarté brouillait la crasse de son visage. Si quelqu’un entrait maintenant, saurait-il distinguer laquelle est la Faris et laquelle est Cendres ?
« Nous passons beaucoup trop de temps à nous garder en vie l’une l’autre, quand les circonstances ne l’exigent pas, déclara Cendres sur un ton goguenard. Florian, toi, moi. Je me demande pourquoi ? »
Comme si elle avait longtemps réfléchi à la question, la Faris déclara : « Parce que mon ka’id Lebrija a un frère qui est mort durant cette guerre, et un autre qui vit à Alexandrie, et une sœur, mariée à un cousin du seigneur amir Childéric. Parce que messire de La Marche de Bourgogne est beau-frère d’une moitié de la France. Et tout ce que j’ai, c’est toi ; et ce que tu as, jund Cendres, c’est moi. » Elle hésita et avec une expression acerbe ajouta : « Et Adelize. Et Violante. »
C’est ça, une famille ? se demanda Cendres.
« Je n’ai jamais vraiment pu te tuer. J’aurais dû. » Cendres plaça la lampe sur son piédestal et revint regarder le feu dans l’âtre. « Et Florian… ne me fera pas exécuter. Plutôt que de tuer une seule personne, elle en mettra des milliers en péril. Des milliers de milliers.
— C’est mal. » La Faris leva brusquement les yeux. « J’avais tort. Lorsque je t’avais parmi mes hommes, à la chasse ? Je ne voulais pas accepter qu’une personne doive mourir. Mon père Léofric, la machina rei militaris, ils m’auraient dit combien j’avais tort… et ils auraient eu raison.
— C’est ce que tu dis. Mais tu n’y crois pas complètement, n’est-ce pas ?
— J’y crois. Comment pourrais-je donner l’ordre d’attaquer, sinon, dans un combat ? Même quand je gagne, il y a des gens qui vont mourir. »
Les yeux de Cendres se mouillèrent. Elle toussa, agita une main comme si le filet de fumée de la lampe l’incommodait ; elle souleva sa coupe en bois et but. L’eau au goût amer coula dans sa gorge, dépassa la constriction qu’elle y sentait.
Il y a des gens qui vont mourir.
« Comment vis-tu avec ça ? » demanda Cendres, et soudain elle secoua la tête et rit. « Bon Dieu ! Valzacchi m’a posé la question, à Carthage. Comment vivez-vous avec ce que vous faites ? et j’ai répondu : Ça ne me gêne pas. Ça ne me gêne pas.
— Cendres…
— Tu es ici, coupa durement Cendres, parce que je n’arrive pas à dormir. Et il n’y a pas de vin pour me soûler. Alors tu as foutrement intérêt à rester assise et à me répondre. Comment est-ce que je peux vivre avec ce que je fais ? »
Elle s’attendait à un silence, un instant de réflexion, mais la voix de la Faris sortit immédiatement des ombres.
« Si Dieu est bon envers nous, tu as peu de temps pour vivre avec. Le roi-calife Gélimer t’exécutera demain matin, après que tu auras capitulé. Je prie seulement de pouvoir l’atteindre d’abord… ou à défaut que mon père le seigneur amir Léofric le puisse, pour lui dire qu’il doit attendre que tu sois morte avant d’exécuter la duchesse Floria. »
La Faris se pencha en avant dans la lumière du feu, les yeux posés sur Cendres.
« Si tu ne fais rien d’autre, au moins renvoie-moi d’abord à lui, demain ! Prie pour que je vive assez longtemps pour le lui dire, avant qu’il ne me fasse exécuter. »
Un esclaffement s’échappa de la bouche de Cendres. Elle se passa à nouveau la manche sur le visage et s’accroupit devant le feu, serrant toujours la coupe vide.
« Tu as entendu parler de la capitulation, donc. Entendu dire que le siège est terminé.
— Les hommes parlent. Les prêtres autant que les autres. Fer… le frère Fernando a parlé aux moines. »
Notant cette hésitation dans la voix de l’autre femme, Cendres dit, dans un souffle : « Prévisible ! » et ajouta, avant que la Faris puisse lui poser une question : « Je me fous de ce qui arrivera demain ! Nous sommes maintenant. Je veux savoir… comment je fais pour vivre avec des gens que je connais… avec des amis qui se font tuer.
— Pourquoi ? demanda la Faris. As-tu l’intention de périr en combattant, lors de la capitulation ? »
Le froid de la salle supérieure lui pince les doigts et les pieds, si bien qu’elle est heureuse, pour un instant, d’échapper au regard sombre de la Faris en s’asseyant afin de chausser à nouveau ses bottes raides et glacées. Pendant une seconde, elle sent tout cela : la légère chaleur que le feu a communiquée au cuir cousu, la douleur de l’effort dans ses muscles, le raclement sourd de la faim sous son sternum. Comme si c’était la première fois.
« Peut-être », dit-elle, découvrant sa réticence à mentir, même par omission. Non que ça ait de l’importance : tu vas passer le reste de la nuit enchaînée à un pilier de Saint-Étienne. Tout sera terminé avant qu’on puisse te retrouver.
« Peut-être », répéta Cendres.
La Faris plaça soigneusement sur ses genoux ses mains enchaînées. En contemplant ce pauvre simulacre de flambée, elle dit : « On vit en sachant qu’on périra à la guerre.
— C’est différent !
— Et il y a assez de causes qui les tueront en temps de paix : la boisson, la vérole, la fièvre, le travail des champs…
— Mais je connais ces gens. » Cendres s’arrêta, répéta : « Je connais ces gens. J’en connais certains depuis des années. Je connaissais Geraint ab Morgan quand il était maigre. Je connaissais Tom Rochester lorsqu’il était incapable de parler autrement qu’en anglais, et qu’on lui a raconté qu’en flamand son nom signifiait trou du cul. J’ai rencontré les deux fils bâtards de Robert en Bretagne… Est-ce qu’il les imagine vivants ou morts, à présent, j’en sais foutre rien ! Il ne dit rien, il se contente de continuer. Et il y a des gars à la porte, ici, et en bas ; je connais la plupart depuis que j’ai quitté l’Angleterre, après la bataille de Tewkesbury. Si je leur donne l’ordre d’attaquer, ils vont mourir. »
Aussi objective que si elle n’était ni captive ni partisane, la Faris lui dit : « N’y pense pas.
— Comment veux-tu que j’arrête d’y penser ? »
Au bout d’un instant, la Faris commença, sur un ton hésitant : « Peut-être qu’on ne peut pas. Le frère Fernando a dit…
— Quoi ? Il a dit quoi ?
—… Il a dit qu’il est plus difficile d’être soldat pour une femme que pour un homme ; les femmes donnent la vie, et trouvent par conséquent trop difficile de l’ôter. »
Cendres se retrouva avec les deux mains crispées sur son ventre. Elle serrait contre elle sa cotte en velours bleu, croisa le regard de la Faris dans la pénombre et laissa éclater un rire bruyant et rauque. L’autre femme se plaqua les doigts sur la bouche, la regarda avec des yeux sombres et écarquillés, et soudain elle laissa sa tête partir en arrière tandis qu’elle poussait un rire haut perché.
« Il a d… dit…
—… oui…
— Il a dit…
— Oui !
— Ah, putain. Et tu lui as dit… quelle connerie… ?
— Non. » La Faris s’essuya délicatement sous chaque œil avec le bord de la main, effaçant ses larmes. Ses chaînes tintèrent. Elle ne pouvait cacher l’amusement sur son visage. En pouffant, elle poursuivit : « Non, je me suis dit que j’allais laisser mes ka’idhi lui parler, si je m’en tire. Ils pourront raconter à ce chevalier franc combien il est plus facile pour un homme de se retrouver couvert de la cervelle et du sang de son plus cher ami… »
Le rire mourut, pas tout de suite, mais lentement, avec des gloussements quand elles se regardaient.
« Y a de ça, commenta Cendres. Y a de ça. »
Son interlocutrice s’essuya le visage, ses doigts touchant une peau sale mais sans défauts. « J’ai toujours eu mon père, ou mes ka’idhi, ou la machina rei militaris avec moi. À la différence de toi, Cendres. Même ainsi, j’ai assez vu ce que la guerre fait aux gens. Leurs cœurs, leurs corps. Tu en as vu plus que moi. Curieux que tu en souffres davantage, maintenant.
— Ont-ils jamais été autre chose que des pièces sur un échiquier, pour toi ?
— Oh, oui ! » La Faris parut vexée.
« Ah. Oui. Parce que, si tu ne les sais pas humains et faillibles, compléta Cendres, comment sauras-tu où les placer pour la bataille ? Ouais, je sais. Je sais. Que sommes-nous, vraiment ? Aussi mauvaises que le Golem de pierre. Pire. Nous avons le choix. »
Elle se rassit, les bras passés autour des genoux.
« Je ne m’habitue pas à ça, dit-elle. Si j’y réfléchis, Faris, tu dois probablement la vie au fait que je ne m’y habitue pas. Peut-être est-ce simplement du sentimentalisme qui m’a empêché de te tuer.
— Et ta duchesse, elle est sentimentale de ne pas te tuer ?
— Peut-être. Comment saurais-je la différence entre le sentimentalisme et… » Cendres se refuse à prononcer le mot. Il pèse dans son esprit, sans qu’on puisse le déplacer. Même dans sa tête, elle ne peut dire amour.
« Ah, merde, que je hais les sièges ! » s’exclama-t-elle en levant la tête et en jeta un coup d’œil circulaire sur la salle froide et sombre. « C’était déjà assez pénible à Neuss, sur la fin. Ils mangeaient leurs propres bébés. Si j’avais su, en juin, que je me retrouverais de l’autre côté d’un siège, six mois plus tard… »
Des maillons de fer se déplacèrent, avec un bruit de cascade, tandis que la Faris se laissait glisser à bas du grand coffre de guerre à plusieurs serrures pour s’asseoir devant lui sur le plancher, et s’y adosser d’un air las. Cendres se tendit momentanément, par instinct, même en constatant que les chaînes, sur son ordre, avaient été forgées trop courtes pour permettre à leur détentrice d’étrangler qui que ce soit.
Automatiquement, elle plaça ses pieds sous elle, et le manche de son poignard à nouveau au creux de sa paume. Elle s’accroupit, en fixant le feu, son attention consciente, dans un fourmillement, de la présence de la femme en limite de son champ de vision : un état d’alerte dans lequel le moindre mouvement provoquera la sortie d’une arme.
« Je n’oublierai jamais la première fois que je t’ai vue, lui dit la Faris avec douceur. On m’avait parlé d’une jumelle, mais comme c’était étrange, malgré tout. Une femme parmi les Francs… Comment as-tu pu ne pas deviner que tu étais toi-même née à Carthage ? »
Cendres secoua la tête.
« Je t’ai vue en armure, continua la Faris. Parmi des hommes qui te devaient loyauté… à toi, pas à ton amir ni au roi-calife. J’ai envié la liberté que tu avais.
— La liberté ! » Cendres grogna. « La liberté ? Grand Dieu… Et cette envie ne t’a pas retenue de m’expédier à Carthage, si ? Même en sachant ce que Léofric allait probablement faire.
— Ça. » La Faris pointa sur Cendres un doigt fuselé et sale. « Ça. C’est ça.
— Quoi, c’est ça ?
— Qu’il faut faire, dit la femme. Oui, je le savais… mais sans le savoir vraiment. On aurait pu t’utiliser sans te tuer. Voilà ce qu’il faut faire, au combat… Tes hommes pourraient vivre, ils pourraient ne pas se faire tuer. Et il y aura des survivants, d’ailleurs. Il faut juste s’interdire de le savoir.
— Mais je le sais ! » Le poing de Cendres frappa la paillasse à côté d’elle. « J’y pense, en ce moment. Je ne peux pas me débarrasser… de cette idée. »
Un nœud dans le bois qui brûlait claqua, la faisant sursauter, ainsi que la Faris. Une braise dorée tomba en dehors des chenets, virant rapidement au gris, puis au noir, sur le bord de la cotte de Cendres. Elle la chassa d’une chiquenaude, puis frotta le tissu. Elle leva les yeux vers la brique noircie qui garnissait le fond de l’âtre derrière la flambée, sentant le courant d’air et reniflant l’odeur de velours roussi.
« Supposons, dit Cendres, qu’il va y avoir un combat. Disons que vous autres, vous m’avez chassée de Gênes, de Bâle et même de Carthage, que j’ai traversé la moitié du sud de la France, et disons que je vais finalement me rebiffer, ici, à Dijon. »
La Faris tendit sa coupe de bois. Cendres y versa automatiquement de l’eau croupie. La Faris baissa les yeux vers ses poignets enchaînés, qu’elle ne pouvait guère écarter. Soulevant la coupe entre ses mains, elle but à petites gorgées.
« Je vois ce qui se passe. Demain, tu te battras pour te faire tuer », dit-elle sur un ton détaché, avec un peu de cette autorité qu’elle possédait en tenue de guerre wisigothe au sein de ses armées. « Cela privera les Feræ Natura Machinæ de leur victoire. Même si tu combats pour un autre objectif, j’en ai assez appris sur toi pour savoir que tu as conscience de l’identité du véritable ennemi. »
Cendres se leva, fléchit ses muscles pour dissiper ses courbatures. La chaleur du feu s’évanouit, le bois étant consumé. Elle se demanda, négligemment : Devrais-je alimenter encore le feu, ou laisser en l’état jusqu’au matin ?, puis, son esprit apportant une rectification : Inutile de se rationner, maintenant ; quoi qu’il arrive.
« Faris… »
Un air froid glaçait ses doigts, ses oreilles, ses joues marquées de cicatrices. Elle s’étira de nouveau, cette fois-ci en dodelinant de la tête pour chasser les raideurs de sa nuque. La table pliante se dressait surtout dans l’ombre, l’unique lampe ne suffisant pas à éclairer l’empilement de papiers – décompte des effectifs, cartes griffonnées, et les plans à l’autre bout. Quelqu’un, Anselm probablement, avait employé un bois charbonneux pris dans le feu : le plateau de la table était strié de charbon par des lignes qui représentaient les portes nord-ouest et nord-est de Dijon, et les allées du camp wisigoth au-delà.
« C’est toi qui raffoles des actions suicide, pour forcer l’ennemi à t’exécuter. Si je le croyais nécessaire, je ne me livrerais pas à Gélimer, je me jetterais du sommet de cette tour : quatre étages, tout droit jusqu’en bas. » Cendres fit un geste expressif.
« Tu manigances quelque chose. Non ? Cendres… Ma sœur… dis-moi de quoi il s’agit. J’ai été leur commandant. Je peux t’aider. »
Tout le monde veut que je fasse ça. Même elle !
« Je t’aiderai, si cela mène à la destruction des Machines sauvages. » La Faris s’agenouilla, son visage sans marque semblait jeune. Avec enthousiasme, elle ajouta : « Le roi-calife Gélimer ne commandera pas comme je l’aurais fait. Ou plutôt : pas comme je l’aurais fait si je disposais de la machina rei militaris…
— Il a quinze mille hommes, là dehors, il n’en a pas besoin !
— Mais… tu pourrais me placer sur le champ de bataille ; pas comme commandant, mais comme double de bataille…
— Je n’ai pas besoin de ton aide. Nous t’avons déjà pressée comme un citron. Tu ne vois pas l’essentiel, Faris.
— L’essentiel ? »
Cendres avança. Elle s’assit au bord du coffre de guerre. Largement à portée si la femme assise en ce moment à ses pieds décidait de la frapper avec ses mains assistées de ses chaînes de fer.
« L’important, c’est : à qui d’autre puis-je dire que j’ai peur ? À qui d’autre puis-je dire que je ne veux pas faire tuer mes amis. Même si, par une chance infime, nous vainquions, la plupart de mes amis vont trouver la mort ! »
Sa voix ne trembla jamais, mais les larmes coulaient sans pouvoir s’arrêter. L’autre femme leva les yeux et vit, à la clarté du feu, le visage de Cendres, rouge et brillant de larmes et de morve.
« Mais tu sais…
— Oui, je le sais, et j’en ai marre ! » Cendres mit son visage entre ses mains. Dans l’obscurité humide qui sentait la sueur, elle chuchota : « Je… ne… veux… pas… qu’ils… meurent. Je ne peux pas le dire plus clairement, bordel ! Soit on sort demain, et ils mourront, ou nous restons ici demain, et nous mourrons. Bon Dieu, qu’est-ce que tu n’arrives pas à comprendre ? »
Quelque chose lui toucha le poignet. Par réflexe, elle serra le poing et frappa pour l’écarter, avec dureté. Une phalange frappa contre du fer. Elle jura, arracha son autre main de son visage, sa vision brouillée par les larmes, et distingua l’autre femme qui levait ses poignets enchaînés en un geste de non-agression.
Décontenancée, la femme lui dit : « Je ne suis pas ton confesseur !
— Mais tu comprends ça ! Tu l’as fait… tu sais ce que… »
La Faris tendit le bras, tirant la ceinture de Cendres et sa cotte avec des mains qui étaient retenues l’une contre l’autre. En l’espace d’une seconde, Cendres cessa de résister. Elle se laissa glisser le long du coffre en bois, heurta durement le sol, serrée contre le corps chaud de la Faris.
« Je ne… »
Des chaînes se déplacèrent, s’emmêlant dans le tissu. Cendres sentit la Faris qui tentait de lui passer les bras autour des épaules… en vain. Puis sa main gauche se retrouva étroitement serrée entre celles de la Faris.
« Je sais, je sais ! » La Faris entoura de ses bras celui de Cendres. Celle-ci perçut la pression dure et embrassante de son interlocutrice.
« … veux pas qu’ils se fassent tuer ! » Des sanglots qui venaient en hoquets l’empêchèrent de parler. Cendres ferma les yeux avec énergie, expulsant ses larmes entre ses paupières brûlantes. La Faris murmura quelque chose, mais pas dans une langue connue de Cendres.
Celle-ci baissa la tête, brusquement, et elle étouffa le bruit contre la laine souillée de crasse du manteau de la Faris. Elle sanglota à haute voix, le corps crispé, pleurant contre l’épaule de sa sœur, jusqu’à ce que ses larmes soient taries.
Il ne restait plus d’horloge de ville pour sonner l’heure. Cendres se réveilla en clignant des paupières dans les ténèbres, les yeux gonflés, douloureux, et elle contempla les braises grisonnantes du feu.
Totalement détendue contre elle, la Wisigothe qui avait son visage, ses cheveux, son corps, continuait de dormir.
Cendres ne bougea pas. Elle ne dit rien. Elle était assise, réveillée, seule.
Jean, le page, entra dans la salle.
« C’est l’heure, patronne », dit-il.
C’était le troisième jour après la fête de Notre Seigneur et le retour du Soleil invaincu, dans le noir, à une heure avant tierces[65].
« Allez en paix ! proclama le père Richard Faversham. Et que la grâce de Dieu vous accompagne durant tout ce jour ! »
Digorie Paston et lui s’inclinèrent devant l’autel. Les deux hommes étaient revêtus de maille et de casques.
Les pierres de l’abbaye, dures sous les genoux en armure de Cendres, forçaient le métal contre le rembourrage de protection. Elle se signa et se redressa, le cœur battant, sentant à peine qu’elle était glacée jusqu’à l’os. Rickard se remit debout à côté d’elle : un jeune homme au visage pâle, portant maille et livrée au Lion azur. Il dit quelques mots à Robert Anselm ; elle entendit celui-ci rire doucement.
« Angeli ! » Elle saisit Angelotti par le bras tandis que la compagnie commençait à sortir à la file de l’église. « Nous sommes prêts ?
— Prêts à y aller. » On voyait à peine son visage tandis qu’ils émergeaient par la grande porte de l’église dans les jardins de l’abbaye Saint-Étienne. Puis une torche solitaire fit ressortir ses mèches dorées et exposa ses dents dans un sourire large et excité. « Tu es folle, madone, mais c’est fait !
— As-tu prévenu tout le monde de se tenir à l’écart ? »
Robert Anselm, à côté d’elle, déclara : « J’ai envoyé des messagers à tous nos chefs de lance ; ils sont en place sur le terrain et sur les murailles.
— Nous sommes presque… complètement déployés, bougonna le centenier Lacombe.
— Alors en piste, bordel ! »
Une impalpable aube grise éclaircit le ciel. Cendres avança à grands pas dans les rues verglacées, la tête bourdonnant d’informations, parlant à deux ou trois personnes à la fois, expédiant des hommes çà et là, consciente que son esprit fonctionnait comme une machine, de façon fluide, sans états d’âme. Un message venu d’Olivier de La Marche lui signala qu’il était prêt, alors qu’elle atteignait la dévastation déblayée à l’arrière de la porte nord-ouest de Dijon.
Elle donna à Rickard son casque à porter. Elle marchait tête nue et la rigueur du froid lui engourdit immédiatement le visage ; ses yeux se mirent à couler et elle refoula ses larmes. Un mot ici, un contact sur l’épaule là : elle passa parmi ses hommes et les unités bourguignonnes, en direction du pied de la muraille.
Des torches jetaient des flaques dorées sur les premiers mètres du rempart, invisibles de l’extérieur. Des hommes se faisaient passer en toute hâte de la mitraille pour canon de main en main jusqu’au sommet des marches menant au chemin de ronde. Elle s’écarta quand une équipe de canonniers bourguignons transporta un orgue à feu sur les pavés bordés de givre qu’ils discernaient à peine. Des chiffons étouffaient ses roues en bois cerclées de fer, couvraient le métal de ses huit bouches à feu.
Au pied des marches, ils s’arrêtèrent à peine, basculant l’orgue à feu de façon à l’empoigner par l’affût, avant de le soulever pour le porter sur le chemin de ronde. Une foule de servants artilleurs les suivait, ainsi que des hommes qui traînaient trois cadres de bois : des mangonneaux.
La peau insensible de Cendres frémissait à chaque bruit. Des pas étouffés, un juron ; des grognements d’effort, tandis qu’on montait avec force transpiration un autre canon léger sur les remparts : est-ce qu’ils vont nous entendre ? Le son porte, c’est un temps de gel, tout est trop tranquille !
« Dis-leur de faire moins de bruit ! » Elle dépêcha un messager, Simon Tydder, en direction du rempart, tourna les talons et partit d’un pas rapide en compagnie de son état-major, longeant le mur entre la tour blanche et la tour de guet, à cinquante mètres en arrière.
En chemin, ils rencontrèrent une foule, des archers et des coutiliers bourguignons. Cendres tendit le cou pour examiner les toits. Le ciel qui s’éclaircissait rapidement n’était plus gris, mais blanc brumeux, avec une lueur d’un rouge profond à l’est.
« Bordel, combien de temps encore ? » Son souffle blanchit l’air. « Ceux-là sont en retard ! Encore combien ? Sommes-nous en place ?
— Nous avons besoin de lumière pour voir ce que nous faisons, bougonna Anselm.
— Mais pas trop : il ne faudrait pas qu’ils voient ce que nous sommes en train de faire ! »
Thomas Rochester émit un ricanement. L’Anglais brun portait à nouveau la bannière personnelle de Cendres ; pour occuper ce poste de prestige, il avait cédé à Robert Anselm son commandement temporaire de l’infanterie. Lui ou quelqu’un du train de l’intendance avait ravaudé avec soin une déchirure dans son jaque de livrée. Sa salade avait été polie jusqu’à faire étinceler les rivets. Il n’a pas dormi de la nuit, pour faire ça. Comme tous les autres, il s’est préparé.
« Mettez vos hommes en place ! jura-t-elle face aux Bourguignons. Putain ! Je monte sur le rempart ! Reste en bas ! » Elle indiqua du doigt la bannière au Lion passant de front que tenait Rochester.
Grimpant quatre à quatre les marches jusqu’au chemin de ronde, elle sentit sa brûlure à la cuisse la faire souffrir. Elle poussa un grognement. Une fois qu’elle fut au-dessus du niveau des toits, le vent jaillit de l’est et lui arracha le souffle de la bouche. Elle ralentit l’allure et essaya de se mouvoir avec son armure dans un silence raisonnable. Les marches de pierre scintillaient, couvertes d’une épaisse couche blanche de givre, marquée par les bottes des hommes montés quelques minutes avant elle.
Une ligne de lumière s’étendait en travers du chemin de ronde.
Le soleil striait merlons et bretèches et la haute courbe de la tour de guet. Cendres se tourna vers l’est. Entre un long nuage bas et l’horizon, le jaune vif du soleil d’hiver frappait le monde comme un poignard.
Nous ne sommes pas arrivés une minute trop tôt.
Des hommes étaient accroupis derrière les merlons. Des artilleurs en jaques, leurs salades et chapels de guerre tenus à leurs pieds pour ne pas être trahis par un reflet du soleil, leurs goupillons appuyés contre la pierre, comptaient leurs munitions en silence. D’autres équipes gardaient leurs canons en retrait des créneaux, et chargeaient poudre et boulet, avec de vieux chiffons en guise de bourre. Plus loin sur le parapet, des hommes travaillaient par équipes rapides et silencieuses, ramenant en arrière les verges des engins de siège avec des manivelles de bois graissées.
Au-delà de la tour de guet, sur la droite de Cendres, le chemin de ronde était complètement désert.
« Très bien… » Tiède, son souffle se retrouvait froid contre ses lèvres la seconde d’après.
Très loin sur sa droite, après la tour du Prince, de petits groupes d’hommes recommençaient à occuper le rempart.
Dehors, au-delà du terrain jonché d’ossements, le campement wisigoth, vaste et boursouflé, s’étalait entre les deux rivières. Le cœur au bord des lèvres, elle vit que des fumées montaient déjà des feux de cantine. Derrière les mantelets et les tranchées, gonfanons, bannières et aigles se dressaient comme une forêt de bois sec au soleil levant.
Quelqu’un qui bouge ?
L’espace d’une seconde, ce ne sont pas des tentes et les hommes de la XII Utica, de la VI Leptis Parva, de la III Caralis qu’elle a sous les yeux, mais une immense structure déployée là dans l’aube qui grandit : une pyramide dont les esclaves qu’on oublie après emploi forment les fondations ; puis viennent les hommes de troupe, avec leurs nazirs, leurs harifi et leurs ka’idhi ; ensuite, les seigneurs amirs de l’Empire wisigoth ; et enfin, pinacle, sommet suprême : le roi-calife Gélimer. Et pendant cette seconde visionnaire, elle a pleinement conscience de ce qui soutient cette structure : les ingénieurs qui font parvenir les ravitaillements à travers les rivières gelées, les domaines d’Égypte et d’Ibérie, où des esclaves cultivent les terres, les princes marchands aux flottes plus rapides que la marine ottomane, qui vendent à cent villes autour de la Méditerranée, au plus profond de l’Afrique et jusqu’à la mer Baltique.
Et nous, que sommes-nous ? À peine quinze cents personnes. Debout devant huit ou neuf mille civils.
Cendres détourna les yeux. La rivière à l’ouest s’étalait, blanche, gelée et dure comme de la pierre. Assez résistante ? Plaise à Dieu. Elle ne discernait pas le pont encore debout, masqué par la myriade de tentes et d’habitats en terre du camp wisigoth. Quant aux quartiers personnels du roi-calife, rien ne les distinguait des autres constructions, sinon leur emplacement.
Il dormait là-bas, il y a deux heures. Et s’il n’est pas là-bas en ce moment… Eh bien, on est baisés.
Un reflet de bronze attira son regard tandis que la lumière du soleil descendait vers le sol. Des golems, qui surveillaient la porte. Armés des lanceurs de feu grégeois.
La seule chose qui peut jouer en notre faveur, c’est qu’ils ne sont pas déployés. Et peut-être pas encore armés, si ça se trouve… merde, si seulement je pouvais voir jusque-là !
Et ils ne peuvent pas tirer dans une mêlée. Une fois le corps-à-corps engagé, nous sommes tranquilles… enfin, façon de parler…
Ce qui aurait été un sourire tourna à la grimace. Elle regarda vers l’est, dans le soleil : ne vit que des bûchers, entendit le sabot d’un cheval sonner contre le sol gelé. Au nord, rien que des tentes, des tentes et encore des tentes ; des hommes, par centaines, par milliers… qui commençaient à bouger, à présent.
« Allez, Jussey… »
Le froid lui était entré dans les os. Elle se déplaça avec raideur, en courant à moitié. Le givre avait rendu les marches glissantes. Elle cligna des yeux en entrant à nouveau dans l’ombre. Elle sentit ses muscles amollis et les exigences de sa vessie ; elle chassa de son esprit ces deux considérations.
Est-ce que je peux y arriver ?
Non, mais personne ne le peut !
Ah, au diable tout ça…
Au pied du rempart, Cendres saisit Anselm par le bras dans la pénombre. « C’est l’heure d’agir. Tout le monde est en position ?
— Certains coutiliers bourguignons ont pris du retard.
— Tant pis pour leur gueule ! Faut qu’on y aille !
— À part eux, tout est prêt.
— D’accord, où est passé Angeli… » Elle aperçut Angelotti dans l’ombre. « Très bien, fais sortir tes gars : vas-y ! Et ne me décevez pas ! »
L’artilleur italien s’en alla au pas de course.
« Ça y est », dit-elle. Elle leva les yeux vers Anselm, incapable de discerner son visage. « Ou bien tout le monde fera ce pour quoi nous nous sommes entraînés… ou on va se retrouver baisés. On ne peut plus changer de tactique, maintenant ! »
Il poussa un grognement. « C’est comme quand on déclenche une avalanche. Il y a plus qu’à suivre le mouvement ! »
Si je suis frappée, faites que ce soit un coup propre ; je ne veux pas me retrouver estropiée.
« Si je tombe, dit-elle, tu prends le commandement. Si tu tombes, ce sera Tom qui prendra la relève. La Marche devra assurer, si on se fait tous mettre profond ! »
Le groupe d’état-major lui marchait sur les talons tandis qu’elle traversait la zone accidentée pour regagner les barricades. Une lanterne dispensait une lumière chiche sur les ornières de boue glacée. Elle dérapa, sacra, entendit un bruit avant de l’identifier, et s’aperçut qu’elle était parvenue à une extrémité de la ligne de la compagnie. John Burren, Willem Verhaecht et Adriaen Campin se concertaient avec animation.
« Nous sommes en position, ici, patronne. » Willem Verhaecht cracha par terre et accorda un regard à la masse d’hommes en livrée au Lion azur qui serraient leurs guisarmes et leurs haches en lui rendant son sourire. « Prêt à y aller. Je donnerais n’importe quoi pour bouger, avec ce froid ! »
Une quarantaine d’hommes se tenaient derrière lui. Des vouges dépassaient au-dessus de leurs têtes. Des hommes sanglés dans les pièces d’armure à leur disposition, en grande partie récupérées sur les morts, désormais. Elle entendit beaucoup d’échanges de dernière minute à voix basse : des plaisanteries, des règlements de dettes, des pardons, et des prières.
« Nous sommes prêts, patronne », déclara John Burren, en indiquant l’unité devant lui d’un hochement de tête.
Dans la pénombre, Jan-Jacob Clovet et Pieter Tyrrell se démenaient pour soulever une porte en chêne de deux mètres trouvée dans un bâtiment. La moitié de main de Tyrrell dérapa sur le bois glacé. Une silhouette courte et boulotte, portant salade et bliaud retaillé, s’avança derrière lui pour soutenir le poids sur son épaule. Cendres entendit jurer une voix de femme et reconnut Marguerite Schmidt. Deux autres arbalétriers se saisirent du battant de porte. Derrière eux, elle vit les autres arbalétriers qui portaient des portes, de longues planches, des pavois et des volets arrachés à des fenêtres en ogive.
« On est là, patronne ! » lança la voix de Katherine Hammell, sur son côté. Seules les branches d’arc qui dépassaient au-dessus des têtes de ses hommes montraient qu’il s’agissait d’une masse d’archers.
Plus loin dans la ligne, après eux, Cendres aperçoit dans cette lumière froide qui monte les prévôts en armes de Geraint ab Morgan, une douzaine de femmes du train de bagages, leurs jupes remontées et attachées, des lances de frêne affûtées comme des rasoirs dans leurs mains, et Thomas Morgan qui tient le grand étendard de bataille au Lion azur. Et derrière eux, des visages sous des casques, des visages qu’elle connaît, certains d’entre eux depuis des années : la file continue de serpenter à travers les décombres, forte d’un peu plus de trois cents personnes.
Je ne veux pas conduire ces hommes là-dedans.
« Fais-les avancer, demanda-t-elle sèchement à Anselm. Je ferais mieux d’aller botter le cul de ces Bourguignons. »
Le silence se brisa.
Une subite enfilade de craquements et de détonations venus du côté est de la ville fit se retrousser les lèvres de Cendres pour découvrir ses dents en un sourire féroce. Un long frisson glacé lui traversa le corps. À travers le sol sous ses pieds, elle sentit la détonation des canons ; elle entendit le flac ! d’une mollesse trompeuse des engins de sièges projetant des rochers.
« C’est Jussey ! Mieux vaut tard que jamais, bordel ! »
Cette mise en position des hommes, qui devait être rapide, semble durer une éternité à présent. L’un d’entre eux laisse choir sa guisarme contre un pan de mur brisé avec un blang ! retentissant. Une douzaine d’autres l’acclament. Les sergents, les poussent en position ; les hommes crachent dans leurs mains qui tremblent, on donne un dernier coup pour serrer ses aiguillettes déjà liées et les boucles de son chapel de guerre… Combien de temps ça prend, tout ça ? se demande Cendres, par-dessus le vacarme assourdissant du bombardement de Jussey. Combien de temps avons-nous encore ?
Le soleil matinal descendit le long des toits des bâtiments.
Le capitaine Jonvelle accourut de derrière les longues files de troupes bourguignonnes.
« Ils ont mobilisé la plus grosse part d’une légion ! » Il se retourna pour confirmer avec un messager. « Ils l’ont fait sortir des tranchées… Ils se figurent que nous préparons une sortie par le pont de l’est… Ils se déploient par là-bas…
— On les a eus, ces enfoirés ! Très bien, maintenant, attendez. Attendez qu’ils s’engagent. »
Comptant dans sa tête, elle égrena les secondes de huit minutes interminables.
Elle donna un rapide hochement de tête, avança vers le rempart et se tourna, debout entre les deux unités avancées d’arbalétriers, pour faire face aux unités se trouvant derrière. Des groupes amorphes d’hommes : chacun fort d’une centaine d’éléments. Les gonfanons des unités qui montent, maintenant, dans la lumière trouble, mais il y en a si peu… à peine une douzaine. Des équipes d’artilleurs sur les murs, des ingénieurs dans les sapes : même avec tout le monde en état de marcher ici en bas, on ne représente pas plus de treize cents hommes. Merde…
Elle prit une inspiration et cria, sa voix portant par-dessus les canons bourguignons au loin.
« Voici ce que nous allons faire. Nous attaquons maintenant ! Ils ne s’y attendent pas ! Ils s’attendent à ce que nous nous rendions ! Mais nous n’allons pas nous rendre. »
Un brouhaha de voix, à quelques mètres devant elle. L’appréhension, l’exaltation, la soif du sang, la peur : tout cela est présent. Certains d’entre eux regardent le chemin qui a été dégagé vers la porte nord-ouest, ce goulet d’étranglement… derrière lequel, dehors, là où le soleil touche peut-être déjà les contours blanchis de givre des ornières et des cailloux, s’étend un champ de massacre.
Elle inclina la tête, faisant voler ses cheveux courts, les yeux brillants, et les regarda d’un air décidé.
« Bande d’enfoirés, gueules de merde, vous n’avez pas besoin que je vous explique ce qu’il faut faire ! Tuez Gélimer ! »
Quand ils répondent en reprenant ce cri, l’écho se répercute contre le rempart.
En harnois complet et livrée, flanquée de Rochester qui brandit la bannière au Lion passant de front, elle beugle un vieux cri familier, tant aux hommes d’armes du Lion qu’à ceux de la Bourgogne :
« Est-ce qu’on veut gagner ?
— Oui !
— J’entends rien ! J’ai dit : est-ce qu’on veut gagner ?
— OUI !
— Tuez Gélimer !
— TUEZ GELIMER ! »
Tout est emporté, maintenant, dans la vague d’adrénaline.
« Patronne ! » Rickard, à ses côtés, lui tendit sa salade. Elle s’arrêta le temps qu’il la boucle par-dessus sa bavière et son casque. Le bruit des salamandres, des serpentins et des orgues à feu venu de l’est commençait déjà à se faire irrégulier, à diminuer. Cendres poussa sa bavière vers le haut et prit également un court marteau de guerre d’un mètre vingt, qu’elle tint avec souplesse dans sa main gauche.
Un boum/épais s’éleva des remparts de la ville, derrière elle.
« Ouais ! Vas-y, Ludmilla ! »
Une série de détonations rapides, comme autant de pétards, la réverbération d’une cuillère de mangonneau percutant sa barre avec dureté… et sur les remparts encadrant la porte nord-ouest, tous les canons tournants, les orgues à feu, les arquebuses et les bombardes ouvrirent le feu. Cendres fit la grimace à cause de la proximité des explosions, dont le bruit était à peine amorti par le rembourrage de son casque.
Mais c’est tout ce dont on dispose ?
Dans sa barbe, elle marmonna : « Allez, Angeli, vas-y donc ! »
Elle pivota pour faire de nouveau face à la ligne de bataille. Ils s’étaient tous conditionnés pour atteindre cet état d’enthousiasme dans lequel on dit superbement merde ! à tous les risques ; mais l’exaltation qu’elle ressentait à ce moment avait aussi une autre raison : nier la peur qui lui déchirait le ventre.
« Je sais que je peux compter sur vous, les gars ! Quand vous êtes battus, vous êtes trop cons pour vous en rendre compte ! »
Ils scandèrent quelques mots avec vigueur. Pendant une seconde, elle ne réussit pas à les comprendre. Puis, dans une demi-douzaine de langues, on entendit : « La Lionne ! Lionne de Bourgogne ! La Lionne ! » et « La Pue elle ! »
Sous ses pieds passa un frémissement.
La glace qui couvrait la boue qu’elle foulait se brisa. Un rugissement morne, fracassant, à soulever le sol, éclata. En grêle, des rochers, des parties de moellons et des solives s’envolèrent : tous les hommes se baissèrent de concert, présentant leur casque à la déflagration.
Cendres leva sa tête et sa visière.
Au-delà du terrain neutre dégagé, toute la section du rempart de la ville séparant la tour de guet de la tour blanche crachait des bouffées de poussière par les jointures de chaque bloc de pierre.
« Angeli ! Oui ! »
Angelotti et les ingénieurs bourguignons avaient ouvert la sape, élargi les excavations sous le rempart durant toute la dernière nuit. Ils avaient sué pour mettre les barils de poudre en place, en priant pour qu’il y en eût assez…
Le rempart resta un instant dressé. Cendres eut l’espace d’un battement de cœur pour penser : Si Angelotti s’est trompé dans ses calculs, ça va s’abattre de ce côté-ci, et là, on est morts, et le mur se fracassa et s’effondra.
En silence, en une seconde, il s’écroula dans le vide – vers l’extérieur.
Son impact contre le sol froid comme du fer bouscula Cendres, la fit vaciller. Elle recouvra l’équilibre avec un juron. Au-delà des étouffantes volutes tourbillonnantes de poussière, qui revenaient vers eux en une traîne, deux cents mètres de remparts gisaient en ruine en travers des douves. Il n’y avait plus que cinq ou six cents mètres de terrain, désormais, qui les séparaient des premières tranchées du camp wisigoth.
« On y est. » Elle parla à haute voix, étourdie, s’adressant à elle-même, contemplant par-dessus la tête des hommes devant elle le trou de soixante mètres dans la muraille. « Dijon n’a plus de défenses. On n’a plus le choix, désormais.
— Saint George ! » beugla Robert Anselm dans son oreille.
Sous l’étendard au Lion, la voix de Thomas Morgan hurla : « Saint Godfrey pour la Bourgogne ! »
Cendres toussa pour s’éclaircir la gorge, prit une profonde inspiration, tira sa voix des tréfonds de son ventre et s’écria avec des accents de bronze : « À l’attaque ! »